15. Les prisonniers

L’après-midi du même jour, les sept jeunes prisonniers sont assis par terre à l’ombre d’un vieil olivier, dans la cour près de leurs chambres. Les traits tirés, la tête basse, les mains inertes, ils sont perdus dans de sombres pensées. 

Cela fait un an que les chefs de la révolte les préparaient à la guerre, dans un camp d’entraînement qui réunissait les fils de l’élite du Sud. On ne cessait de leur promettre la gloire militaire et la fierté de donner l’indépendance à Tara. Et les voilà vaincus, prisonniers, menacés de mort. 

S’ils doivent mourir demain, ce n’est pas la peine que je vous les présente, mais au royaume de Dame Tolérance, vous vous doutez, fins lecteurs et futées lectrices, qu’ils vont rester quelque temps dans mon récit. Alors, cela vaut le coup de vous familiariser avec eux.

Tout d’abord, voici Ardent. Vous l’avez vu pleurer sur le corps du défunt prince-gouverneur et le jeune voleur espion a parlé de lui à Rose, alors vous le connaissez déjà. Passons directement aux autres.

Assis près de lui, son ami Basalte est le fils d’un entrepreneur de travaux publics. Dès qu’il a su lire et compter, son père l’a retiré de l’école pour qu’il vienne travailler avec lui. Sans rechigner, il a poussé la brouette, porté des briques ou des seaux de goudron brûlant, acceptant de commencer son apprentissage par les travaux les plus simples et les plus pénibles, parce qu’il voulait tout connaître du métier de son père. A ce régime, son corps s’est musclé et sa peau s’est hâlée, ses mains sont devenues celles d’un travailleur de force, mais cela ne le gêne pas : sa solidité physique s’accorde bien avec son caractère tenace, pour ne pas dire entêté.

Quand il a rencontré Ardent, alors que celui-ci accompagnait son père venu inspecter un chantier sur une route, ils ont tout de suite sympathisé, unis par un même intérêt pour les travaux publics : Basalte d’un point de vue technique, Ardent pour l’aspect politique. Très attaché à sa région natale, Basalte avait rejoint le camp d’entrainement de son ami pour des raisons patriotiques. Malgré ses modestes origines, son endurance physique et sa ferveur indépendantiste lui avaient permis d’être accepté par les jeunes nobles.

 

Assis de l’autre côté d’Ardent, Montagne-de-lumière est le fils du palefrenier qui supervise les écuries du prince-gouverneur. Il doit son nom à sa forte carrure. Né dans le château de Tara deux ans avant le jeune prince, il est vite devenu son compagnon préféré, au point qu’Ardent n’a pas voulu se séparer de lui quand il a commencé à étudier avec un précepteur. 

Il a donc été autorisé à apprendre à lire et à écrire avec son jeune maître, mais il a dû affronter les moqueries des jeunes nobles qui assistaient eux aussi aux cours donnés à Ardent. Il a serré les dents face à toutes les humiliations, se contenant d’accentuer sa supériorité physique naturelle en pratiquant avec acharnement les activités sportives qui faisaient partie de l’éducation donnée à Ardent et de laisser pousser son abondante chevelure bouclée et sa barbe noire pour se donner un aspect sauvage.

En réalité, il n’est pas violent, mais au contraire sociable et bon vivant, appréciant par-dessus tout la bonne cuisine et la musique. Il n’a rejoint le camp d’entraînement et n’a combattu que par amitié pour Ardent, car les rivalités politiques ou religieuses l’indiffèrent. 

 

Un peu à l’écart du groupe des trois amis, est assis Flamboyant. Il ressemble à son cousin, mais le jeune prince a un visage doux et avenant, alors que celui de Flamboyant a des traits plus rudes, et sa rudesse naturelle est accentuée par son regard hautain. D’un tempérament impulsif et porté à la violence, il espérait, grâce à ses actions militaires, trouver dans le royaume indépendant de Tara la position prestigieuse que sa naissance ne lui a pas accordée : il n’est que le fils cadet du frère cadet du prince-gouverneur. L’échec de la sécession signe aussi pour lui la fin de ses ambitions sociales, mais il se dit qu’il lui reste encore quelques heures pour manifester ses capacités de commandement, encore quelques heures de domination, jamais de soumission.

 

Près de lui, voici Clair. Fils d’une grande famille du Sud, intelligent et de physique agréable, il est aussi attaché que Flamboyant aux privilèges des nobles, mais il cultive une passion singulière pour la botanique, goût qu’il a hérité de sa grand-mère maternelle. Considérée comme fantasque, voire bizarre, par le reste de la famille, cette femme l’emmenait avec elle chercher dans la nature des plantes médicinales.

Ces quêtes passionnaient Clair mais elles déplaisaient beaucoup à son père, qui ne portait pas dans son cœur sa « sorcière » de belle-mère. Très attaché à sa grand-mère, le petit garçon s’appliquait au contraire à retenir tout ce qu’elle lui enseignait, de l’art de cueillir aux techniques de préparation des médicaments. 

Ses amis ont cessé de se moquer de sa passion quand il a fabriqué pour les jeunes du camp d’entraînement une pommade très efficace pour soulager leurs muscles endoloris par les exercices à répétition. 

 

En le voyant respirer, les yeux clos, le parfum d’une feuille de verveine froissée entre ses doigts, Flamboyant devine qu’il rumine tout son passé d’ami des plantes et s’empresse de lui asséner une vérité brutale :

– Maintenant, vous n’utiliserez plus votre savoir pour nous soigner. Ce roi de la lune va nous guérir de toutes nos douleurs, définitivement.

 

Le seul otage qui ne reste pas inactif est Obsidienne. Avec des branchettes et des cailloux, il compose par terre des cercles ornés de motifs géométriques, puis les défait, pour les recréer dans un autre arrangement. A intervalles réguliers, il coince derrière ses oreilles ses longs cheveux qui s’obstinent à revenir sur son visage penché vers le sol. 

Fils d’un grand avocat de Tara, il a volontairement rejoint le camp d’entraînement des jeunes de l’élite pour prouver à son père qu’il n’est pas un efféminé, lui qui n’aime que le dessin et la poésie. De petite taille, peu musclé et pas du tout entraîné, il a d’abord été regardé avec mépris par ses compagnons d’armes. Pour s’attirer leur amitié, il les a invités à le regarder réaliser ce qu’il appelle ses « dessins magiques ».

Ses camarades rassemblés autour de lui, il commençait à dessiner le haut du corps d’un homme et celui d’une femme allongée près de lui. Encore quelques traits et le bas du corps de la femme apparaissait, nu et jambes écartées, tandis que l’homme s’ornait d’un sexe dressé. Mais cette image ne durait qu’un instant. Aussitôt, le pinceau cachait le corps de l’homme derrière un buisson. Et quelques traits habillaient la femme. Tout allait si vite que les spectateurs pouvaient croire qu’ils avaient rêvé les détails sexuels dont toute trace avait disparu.

Ainsi qu’il l’avait espéré, son habileté à dessiner de telles compositions avait rapidement compensé ses médiocres aptitudes militaires, aux yeux de ses camarades. Et comme son père était un personnage influent, ses entraîneurs ne le harcelaient pas non plus, d’autant que, pour son honneur personnel, il s’appliquait de son mieux lors des exercices.

Peu intéressé par les questions politiques ou  religieuses, il est parti à la guerre pour suivre ses camarades et faire la fierté de sa famille.

 

Tout d’un coup, Obsidienne dit à Jour qui partage son goût pour la culture :

– Dire qu’on est dans la capitale et qu’on n’en profite pas ! Vous imaginez si on pouvait faire la tournée des librairies ?

– Il paraît que la bibliothèque du palais est très riche, répond Jour. Vous croyez qu’ils ont conservé nos livres sacrés, même après la conversion de l’ancien roi ?

– Bien sûr que non ! intervient Flamboyant, très sûr de lui. Vous comprenez bien que ce maudit converti de la lune s’est empressé de brûler tous les livres solaires ! Et je suis sûr qu’il y en avait de magnifiques, ici !

– Brûler des livres ! Quel crime abominable, s’exclame Jour, les larmes aux yeux.

Irrité de voir que Flamboyant attise les regrets de leurs compagnons d’infortune, Ardent prend la parole :

– Mes amis, je crois qu’il vaut mieux ne plus parler de ce qui nous passionnait avant, cela nous évitera de cultiver des regrets. Il faut tout oublier pour nous préparer à mourir dans l’honneur. 

 

Quand un serviteur leur apporte de l’eau et des jus de fruits, Jour, dont les bonnes joues trahissent le goût pour les sucreries, se jette sans modération sur le jus de goyave. Clair et Montagne-de-lumière font honneur au jus d’orange. Flamboyant, lui, refuse même le verre d’eau que son cousin lui offre.

Ardent demande au serviteur comment il peut obtenir une audience de la princesse et l’homme promet de transmettre la demande au grand chambellan qui gère la vie du palais.

Dès l’homme parti, les garçons reprochent à Ardent de vouloir demander grâce, mais il repousse cette idée avec énergie :

– Jamais de la vie ! Je veux juste savoir ce qui est arrivé à Tara. Vous aussi, vous voulez des nouvelles de vos familles, non ?

 

En fin d’après-midi, nous retrouvons Messire Parchemin dans le temple du soleil de Sanara. Il demande aimablement au moine nouvellement élu Grand Maître de la religion solaire si son prédécesseur n’a pas fait de difficultés pour lui céder la place.

Son interlocuteur répond d’un ton méprisant :

– Peuh ! Il n’est même pas revenu au temple, tellement il avait honte de s’être fait bénir avec du sang chez les lunaires ! Il s’est réfugié directement chez un neveu et j’ai pris sa place. Ne perdons plus de temps à parler de ce vieillard sénile ! Que savez-vous de l’échec de la révolte du Sud ? Monseigneur Bouillonnant est-il encore en vie ?

– Oui ! Un miracle ! Une protection divine directe ! C’est la seule façon d’expliquer qu’il ait survécu à la bataille, qui a été horrible, d’après ce que m’a raconté son messager. Il veut continuer la lutte.

– Nous avons perdu la bataille, mais pas la guerre ! Cet échec est la faute de cette vieille baderne de maréchal. Il nous avait affirmé que le roi mobilisait la plus grande partie des troupes dans l’Est ! Avons-nous encore besoin de cet incapable ? demande le nouveau grand maître, avec un sourire qui montre qu’il connaît déjà la réponse.

– Non. Mes hommes s’en occuperont, et ils feront en sorte que sa mort rende hommage à nos martyrs de la place du Souvenir. 

– A propos de martyrs, voilà que ce traître d’Archer nous en offre sept sur un plateau ! Je n’en reviens pas, s’étonne le Grand Maître.

– J’ai proposé mes services d’avocat pour les jeunes révoltés, mais le roi a refusé. Parfait ! Seuls, ils ne s’en sortiront pas ! Mais leur mort servira la gloire solaire. Dans vos prêches, vous expliquerez que par leur mort ils ont acquis la vie éternelle dans la lumière divine et vous encouragerez tous les jeunes à imiter leur sacrifice pour la gloire de notre foi !

– La gloire de notre foi, ce n’est pas mon but, vous le savez bien ! Ce que je veux, c’est la prise définitive du pouvoir. 

Et la discussion se poursuit sur des questions pratiques, à propos des milices à organiser dans les autres régions et des armes dont il faut augmenter la production en vue du massacre final, jusqu’à ce que le grand maître, qui surveille par la fenêtre la trajectoire déclinante du soleil, conclue brusquement :

– C’est l’heure. Allons à la prière pour appeler les vrais croyants à la destruction totale de nos ennemis !

 

J’ai lu quelque part qu’un sage d’entre les sages recommandait d’aimer tout le monde, même ses ennemis, mais le Grand Maître n’a pas les mêmes lectures que moi. Ce qui est important à mes yeux, c’est qu’il a les mêmes lectures que des milliers de personnes qui partagent sa foi, et qui pourtant ne veulent absolument pas détruire ceux qui ont une autre religion.

Quel délire d’interprétation a pu l’amener à cette fureur destructrice ? Le procès des prisonniers du Sud va-t-il vraiment lui donner l’occasion d’entraîner dans la spirale de la vengeance des croyants qui jusqu’ici jouissaient paisiblement de la vie ? C’est le risque si, comme le pensent ceux qui méconnaissent le pouvoir de Dame Tolérance en son royaume, les jeunes otages sont condamnés à mort en punition de la  révolte. 

 

Retournons près d’eux pour savoir s’ils ont conscience de l’enjeu qu’ils représentent. En fait, non, toutes leurs pensées sont tournées vers leurs familles. Dans leur logique d’opposition irréductible entre le pouvoir central et le Sud, leur chère ville a été prise d’assaut et les vainqueurs se sont livrés à tous les  pillages, toutes les violences. Après le repas du soir, quand le serviteur leur annonce que la princesse elle-même va venir parler à Ardent, une impatience mêlée d’angoisse s’empare d’eux.

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