En ce premier jour du mois des Herbes, quand le froid du petit matin réveille tout le monde, Personne et Simiane accompagnent Archer et quatre soldats dans la mine.
Les anciens gardiens sommeillent assis, toujours nus et enchaînés et, derrière la grille, les bagnards font de même, allongés par terre. Les trois chiens dorment aussi, vautrés les uns sur les autres, tellement mêlés qu’on croit voir dans l’ombre un seul énorme chien avec trois têtes aux gueules barbouillées de sang.
Une forte odeur de chair brûlée saisit les visiteurs à la gorge et Personne est le premier à en comprendre l’origine : il pointe du doigt une grosse boule blanche qui finit de se consumer dans une forge : aucun doute, c’est un crâne.
Au bord d’une orbite, des larmes de substances carbonisées sont la trace de l’œil unique. La bouche sans lèvres rit de toutes ses dents, comme si le crâne se moquait du corps auquel il appartenait et qui gît maintenant par terre, le cou horriblement déchiqueté.
A la demande d’Archer, Simiane appelle ses camarades pour les inviter à sortir. Puis, de sa propre initiative, il franchit la grille et saisit le crâne. Il répète trois fois une malédiction dans sa langue puis jette de toutes ses forces le crâne contre le rocher où il éclate en morceaux.
Méthodiquement, il écrase les débris à coup de talon, jusqu’à en faire de la poussière qu’il disperse du pied, le plus largement possible dans l’espace dont il dispose. Les autres prisonniers le regardent faire attentivement, l’air approbateur. Sa mission destructrice terminée, Simiane explique à Personne :
– Dans la tête, l’âme est. Si plus de tête, l’âme morte. Maintenant, nous contents.
– Moi content aussi, répond Personne, surpris lui-même du soulagement que cette scène lui a apporté, bien qu’il ne croie ni aux âmes dans les têtes ni aux rituels pour les détruire.
Après une courte discussion avec ses camarades, Simiane explique à Archer que les anciens bagnards vont aller chercher des charrettes pour transporter les plus faibles d’entre eux et les corps d’autres prisonniers morts et enterrés devant la mine.
En attendant l’arrivée des charrettes, tout le monde partage quelques provisions en silence. Sans prendre de petit déjeuner lui-même, Personne mâche du pain et le met délicatement dans la bouche de l’homme qui a failli périr empalé et qui est encore très faible. Puis il lui soulève la tête pour le faire boire et le masse avec de l’huile médicinale sortie de son grand sac.
Il partage ensuite du pain avec les chiens et les emmène se promener pour qu’ils puissent lever la patte, puis se met à leur parler doucement en chantonnant, assis près d’eux et les tenant tour à tour dans ses bras :
– Vous êtes un gentil chien. Vous ne mordez personne, vous êtes gentil avec les hommes, gentil avec les femmes, surtout gentil avec les enfants. Et vous êtes gentil avec les chats, gentil avec les autres chiens, vous êtes un gentil chien.
Il répète inlassablement ses incantations, jusqu’à ce qu’un soldat l’interpelle :
– Vous croyez vraiment qu’avec vos chansons ces sales bêtes vont se transformer en gentilles bestioles ?
– Ce sont déjà de gentilles bestioles, je ne fais que renforcer.
– Et ça marche avec tous les animaux ? demande un autre soldat.
– Ça marche avec les animaux à poils, comme les chiens, les chats, les singes, mais avec les animaux à plumes, j’avoue que c’est plus difficile.
– Et avec les animaux à cheveux longs, ça marche ?
Tous les soldats s’esclaffent et commentent le mot d’esprit, mais le garçon ne répond pas.
L’interrogatoire des gardiens n’apporte pas à Archer de révélation intéressante, mais la fouille de la galerie lui permet de trouver une bourse pleine de pièces d’or. Il commente pour ses soldats :
– Soit cet homme a menti en prétendant être très riche, soit il a caché son or quelque part dans les galeries mais vu leur état, je ne vais pas me risquer à le chercher.
– Commandant ! s’exclame Personne, moi, je veux aller le chercher ! Je veux explorer ces galeries !
– Vous et vos explorations !
Archer a beau argumenter en évoquant le manque de temps : « On m’attend au ministère ! » et le danger, le garçon s’obstine dans son projet.
Archer finit par décider :
– Nous allons faire deux groupes. L’un rentre tout de suite avec moi, sur deux des trois barques, en emportant les épées que nous avons trouvées. L’autre groupe attend que Sa Seigneurie ait fait ses explorations, puis détruit l’entrée de la mine avant de partir.
Je vais dire à un pêcheur d’attendre jusqu’à demain soir, mais pas plus tard. Et dans deux jours, au matin, Sa Seigneurie voudra bien se rendre chez Messire Salpicon pour assister à l’ouverture de la cachette où sont les armes.
– Oui, commandant, à vos ordres, dit le garçon. De toute façon, pour la cachette des armes, vous pourrez pas ouvrir la porte sans moi, c’est une porte magique, il faut connaître la formule qui permet de l’ouvrir.
Archer soupire :
– Vous et vos contes à dormir debout ! Avant que je parte, ajoute-t-il à l’intention des soldats qui restent pour détruire la mine, examinons ensemble la façon dont vous procéderez.
Quand les Malimbas sont de retour avec des charrettes et des chevaux, Archer ordonne aux anciens gardiens de les aider à exhumer les corps des bagnards et à les charger, ainsi que le corps du prisonnier décédé juste avant son arrivée. Puis, avec l’aide de Simiane, il parle longuement avec le bagnard que tous considèrent comme leur chef.
Il apprend ainsi que les prisonniers ont été contraints de fabriquer, outre de nombreuses épées, trois poignards « très petits, cachés dans la poche pour tuer» aux manches ornés d’un soleil.
« Les anciens couteaux à sacrifice des solaires étaient eux aussi ornés de soleils gravés, pense le commandant, alerté par ce détail. Qui les conspirateurs veulent-ils sacrifier ? S’il y en a trois, c’est qu’il y a trois sacrificateurs, ou trois victimes…ou l’un et l’autre à la fois.»
Puis, devant les soldats et les prisonniers, il s’adresse solennellement aux gardiens :
– En tant que chef des armées, je n’ai pas le choix, j’ai le devoir de faire exécuter des soldats coupables d’enlèvement, séquestration, violences, complicité d’assassinat et trafic d’armes. Mais je suis également ministre de l’Intérieur. Par qui préférez-vous être jugés ? Par le chef des armées ou par le ministre de l’Intérieur ?
– Par le ministre de l’Intérieur, s’il vous plaît.
– Reconnaissez-vous les faits dont vous êtes accusés ?
– Oui.
– Donc, je vous condamne au bannissement. Il vous suffira de traverser le gué pour être en pays Malimba.
Un des soldats qui écoutent le discours d’Archer fait remarquer :
– Ils n’iront pas bien loin et ils n’auront que ce qu’ils méritent !
– Effectivement, reprend le commandant, vous n’en sortirez pas vivants sans protecteur. Donc, vous allez partir avec votre ancien prisonnier et vous lui payerez sa protection par votre travail. Il m’a promis de vous traiter convenablement. C’est un homme d’honneur, je lui fais confiance.
Tandis que les anciens prisonniers s’en vont, suivis des chiens et des anciens gardiens, un soldat dit :
– Tout de même commandant, vous êtes trop bon de les laisser partir après tout ce qu’ils ont fait ! Vous n’aviez qu’un mot à dire, je me serai fait un plaisir de faire sauter leurs maudites têtes !
– Agir ainsi, ce serait devenir comme eux, être quelqu’un qui prend plaisir à tuer. Je ne le veux pas, ni pour moi, ni pour vous.
Quand j’interroge quelqu’un, je me mets à sa place pour essayer de comprendre comment il fonctionne dans sa tête, comment il voit le monde.
Mais avec ceux-là, impossible d’y arriver. Je ne comprends pas ce qui les a poussés à tomber si bas… à obéir comme des chiens, sans se poser aucune question morale…
Peut-être qu’en travaillant pour leurs anciens prisonniers, ils vont se racheter un peu du mal qu’ils ont fait, peut-être qu’ils vont revenir parmi les humains. Je leur laisse une seconde chance, c’est un de mes principes.
Sans laisser à ses hommes le temps de méditer sur ses principes, le commandant entraîne avec lui le premier groupe, porteur de deux coffres pleins d’épées. Les autres soldats attendent patiemment que Personne leur donne le signal de détruire la mine.
Bien que terriblement désireux de rentrer rassurer sa famille, Simiane a décidé de rester quelques heures encore, pour aider Personne : la compassion que ce garçon a manifestée activement envers lui et l’autre supplicié et même envers les chiens, le touche.
Voyant le jeune voleur fureter d’une main dans les affaires du Borgne, en tenant la torche de l’autre main, le jeune Malimba prend le flambeau :
– J’aide vous.
Personne trouve du pain desséché, de la petite monnaie et remarque que quelque chose semble enterré sous la réserve de farine. Il creuse avec ses mains et retire un petit sac :
– Ah ! le salaud, s’exclame-t il en regardant le contenu du sac. Il a eu la même idée que moi ! Des cailloux pour marquer le passage ! Venez, ça nous évitera d’aller en chercher dehors.
En évitant de regarder vers le corps décapité qui est resté par terre, ils s’avancent dans les profondeurs de la galerie. Comme elle se ramifie en plusieurs tronçons un peu plus loin, il marque son chemin avec les cailloux qu’il prend dans le sac.
Dans les profondeurs, les poteaux de soutien sont en mauvais état, et le haut du rocher s’effrite. Sans avoir besoin de parler, d’un commun accord, les deux garçons rebroussent chemin. Au fur et à mesure, Simiane récupère soigneusement les cailloux.
Une deuxième galerie n’apporte rien de plus, ni une troisième, en aussi mauvais état que les autres. Revenu dans l’atelier aux forges, Simiane examine les petits cailloux qu’il a méticuleusement remis dans leur sac.
– Ils vous plaisent, ces cailloux ? demande Personne en riant.
– Oui, très jolis cailloux.
Personne s’empare du sac et le lui rend aussitôt, en disant solennellement :
– Messire Simiane, au nom de sa Majesté Gloire-de-l’épée, souverain du royaume de Timbara, j’ai l’honneur de vous offrir ce sac de cailloux ! Si on avait trouvé l’or du monstre, on l’aurait partagé, mais un si magnifique butin, je vous le laisse !
Puis il éclate de rire. Sans rire, le Malimba refuse le cadeau, mais comme le jeune voleur insiste, il finit par accepter, en tirant soigneusement sur les cordons pour bien fermer le sac, puis les deux jeunes sortent.
Aussitôt, des soldats renversent les forges pleines de braises pour enflammer les poteaux qui soutiennent les galeries. Le travail fini, ils s’installent à l’extérieur pour attendre que le feu fasse son œuvre. Des bruits sourds retentissent chaque fois que les poteaux de soutien brûlés s’écroulent, entraînant la roche dans leur chute, tandis qu’une épaisse fumée sort de la mine.
Dévoré par la curiosité, Personne profite de ce temps d’attente pour interroger son jeune compagnon sur ce qui le lie au commandant. Avec sa syntaxe approximative et son accent qui roule si joliment les R, le jeune homme répond volontiers à toutes ses questions et le voleur parvient facilement à comprendre ce qui s’est passé.
Selon la coutume de son pays, Simiane va bientôt être adulte et avant de passer les épreuves de son initiation, il voulait la bénédiction de Dame Arnica.
Il la considère comme sa deuxième mère car la sage-femme lui a sauvé la vie à sa naissance, il y a vingt ans, et elle a sauvé la vie de sa mère par la même occasion.
A cette époque, elle séjournait chez un vieux guérisseur Malimba qui lui transmettait ses connaissances, et elle pratiquait déjà l’art des accouchements, qu’elle avait appris de sa propre mère.
Sa formation achevée, la guérisseuse a quitté les Malimbas pour rentrer à Sanara, mais les parents de Simiane n’ont pas perdu le contact avec elle. Au moins une fois par an, par l’intermédiaire des pêcheurs, ils lui envoyaient une lettre pour lui raconter comment grandissait son protégé. Et elle leur répondait également par l’intermédiaire des pêcheurs.
Pour demander la bénédiction de sa deuxième mère avant l’initiation, Simiane a donc décidé de venir à Sanara. Sa sœur Tangra, qui rêvait de voir la capitale du Royaume, a tenu à prendre place elle aussi sur la barque du pêcheur.
A leur arrivée à Sanara, voyant des soldats sur le quai, ils sont allés vers eux pour leur demander comment trouver Dame Arnica.
Ils ne pouvaient pas deviner que c’étaient des soldats de l’armée de l’Est, qui venaient d’accompagner un charriot de marchandises volées et flânaient sur le port en attendant qu’il soit déchargé.
Sous prétexte de les accompagner chez la guérisseuse, les soldats les ont fait entrer dans l’entrepôt où étaient rangés les objets pillés et les y ont enfermés en se moquant d’eux : « Ces sauvages viennent d’eux-mêmes se faire prendre ! »
Au petit matin suivant, ligoté et bâillonné, Simiane a été jeté au fond du charriot qui repartait à vide vers la frontière de l’Est, désespéré à l’idée de ce qu’allait devenir sa sœur, car il avait compris qu’un soldat se chargeait de l’amener dans une maison de prostitution.
En évoquant son désespoir d’alors, le garçon a les larmes aux yeux et Personne se fait un plaisir de lui confirmer les informations du commandant : Tangra avait réussi à échapper à son gardien et à courir éperdument dans les rues, jusqu’à ce qu’un passant la conduise à la police.
Peu après, elle a pu rentrer chez elle, sous la protection de Dame Arnica elle-même ! Il le sait puisqu’il était avec elles sur la barque du pêcheur.
Pour corriger la désastreuse image du Royaume que les soldats de l’armée de l’Est ont donnée au jeune Malimba, Personne se fait un devoir de lui raconter la jolie vie qu’on mène à Sanara.
Il passe sous silence les conflits religieux, et n’évoque la révolte du Sud que pour mieux mettre en valeur la générosité du roi et de la princesse. Les yeux mi-clos, Simiane écoute docilement. Ravi d’avoir un public aussi attentif, le conteur détaille les charmes et les vertus de Rose, « petite princesse des cœurs », encore plus qu’il ne l’avait fait pour Ardent, le soir de la bataille.
Quelques heures plus tard, dans la barque qui le ramène vers Sanara, tandis que Simiane rentre enfin chez lui, Personne médite sur ce qu’il vient de vivre, en se laissant bercer par le clapotis du courant.
Il n’est plus jaloux de l’amitié qu’Archer a témoignée à Simiane : « C’est un protégé de Dame Arnica ; je comprends que le commandant était drôlement content de le tirer de cette galère, le pauvre garçon !
Ils n’ont vraiment pas eu de veine. Quand ils ont débarqué sur le quai, il y avait sans doute cinquante braves types qui auraient pu les conduire au dispensaire où travaille Dame Arnica, mais ils sont tombés sur des salauds. C’est mal foutu la vie, des fois…
Drôle de gars, ce Simiane, sympathique mais bizarre. Après tout ce qu’il a subi chez nous, il n’a qu’une idée, revenir à Sanara pour demander la bénédiction de sa bienfaitrice ! J’espère qu’il a bien compris que ça ne sert à rien qu’il revienne, puisqu’elle est dans le Sud. »
Allongé dans la barque pour contempler la lune qui arrondit son visage dans le ciel, Personne sent sous sa tête son sac bien gonflé qui lui sert d’oreiller. « Heureusement que les soldats ne se sont pas rendu compte que j’emporte des souvenirs. C’est pas mon genre, ces trucs, mais ça peut servir… »
Cette pensée le ramène à Simiane : « Lui, c’est des cailloux qu’il a emportés comme souvenirs ! Peut-être qu’il va s’en servir pour faire un rituel, comme la tête du N’à-Qu’un-œil qu’il a pulvérisée pour tuer son âme !
Drôle de gars, mais il écoute bien. Je crois que j’ai fait du bon boulot, et que maintenant il a une bonne opinion du Royaume. »
En écoutant Personne, Simiane s’est construit bien plus qu’une « bonne opinion » : une image complètement idéalisée du Royaume et de la famille royale. Ce qu’il a appris sur Rose l’a fasciné au point qu’il est plus que jamais désireux de revenir à Sanara, non seulement pour sa « deuxième mère » mais aussi pour cette merveilleuse princesse dont il est tombé amoureux, en entendant dire tant de bien d’elle.
Pour l’heure, il est tout à la joie de retrouver son pays et bientôt sa famille et ses amis, mais un jour, il va réaliser ses deux rêves, il en est sûr, grâce à ces « petits cailloux magiques» qu’il a emportés.
Hé bien tant mieux, s’il vient à Sanara, j’aurai plaisir à vous le raconter, parce qu’il m’est très sympathique. Les mauvais traitements qu’il a subis n’ont pas altéré son beau visage de bronze et son port de tête fier. Bientôt, de beaux vêtements vont cacher les cicatrices des coups de fouet et les bons petits plats de sa mère vont le remplumer.
Il aura belle allure quand il reviendra à Sanara. A ce moment-là, Rose aussi sera en pleine forme, enfin, je l’espère…